Du soleil et du sel
Une après-midi parmi tant d’autres, oisive. Le sel des vagues entre par la fenêtre et le vent de la mer vient embrasser mes lèvres. Je lis. Je m’endors. De la musique et je me distrais en l’écoutant. Je suis en colère contre moi-même. La concentration, minime. C’est comme ça, je suis peut-être mieux à la merci des gorgées de cet air salé qui est venu me chercher. Comment se peut-il qu’un tel calme puisse seulement engendrer encore plus de tranquillité ? Du soleil et du sel.
C’est le printemps, mais ce pourrait être l’été. Le soleil réchauffe le sol qui se perd sous la mer. Et lentement, très lentement, la tête s’évade loin de tout. Ces printemps de fraîcheur, de soleil et de vent ; ces soirées de lumière, de la poussière de sel et des grains de sable entre les doigts de pieds ; ces matinées vides et ces après-midi remplies de néant me ramènent dans mon monde, le monde que nous avons fait disparaître, à cet endroit dans le temps que nous n’aurions jamais dû quitter. À ce point précis où l’empressement n’existe pas, où le temps même n’existe pas. Là où le calme s’impose et où les jours ne se comptent pas en heures ou en minutes, sinon en conquêtes, en lectures et en baisers, en conversations et en tasses de café ou en verres de vin laissant place à des voyages sensoriels sur la terre et parmi les gens qui la travaillent, en gouttes de bonheur tombant comme une pluie fine.
Ici, sous le coup impudique des instants, dans l’attente infinie et patiente de tout ce qu’il reste encore à venir, il suffit de laisser les choses arriver. Peut-être simplement pour voir comment parfois quelque chose vous marque et s’accroche à vous, telle la mousse sur les rochers à l’ombre des pins ; comment quelqu’un vous remarque et reste avec vous à jamais. Même si cette personne finit un jour par s’en aller, vous l’aurez eue pour toujours. C’est ça l’éternité. Cette sensation. L’éternité, petite et distraite, l’éternité subtile et timide. Éternelle.
Et pourquoi cela ne peut-il pas m’arriver un peu tout le temps ? Pourquoi aimerais-je certains jours me fondre dans le néant d’une attente impalpable, alors que je fuis le temps et cours pour le retrouver, la langue pendante et le corps trempé de sueur froide, tel un athlète raté qui ne gagnera jamais de course. Je ne sais pas et je n’ose me poser la question.
Aujourd’hui, du sel sur les doigts, du sable dans mes yeux entrouverts et la tête dénuée de lumière. Demain sera un autre jour. Certainement identique à celui-ci. Mais il viendra, s’il le veut bien, demain, ou un autre jour. Aujourd'hui, alors que tout s’est arrêté, que tout est tranquille et que tout n’est que songe, je n'ai aucune intention de changer de configuration. Je ne compte pas bouger d’un pouce, tant que le froid ne vient pas me glacer les os et me traîner devant la cheminée. Tout me va ici, comme ça. Ce vide qui me remplit, cette paix qui me revient. Alors mes doigts, mes mains ne font que saisir les heures, les moments qui s’éternisent et qui se conquièrent aimablement. Se fossilisent. Du soleil et du sel.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
C’est le printemps, mais ce pourrait être l’été. Le soleil réchauffe le sol qui se perd sous la mer. Et lentement, très lentement, la tête s’évade loin de tout. Ces printemps de fraîcheur, de soleil et de vent ; ces soirées de lumière, de la poussière de sel et des grains de sable entre les doigts de pieds ; ces matinées vides et ces après-midi remplies de néant me ramènent dans mon monde, le monde que nous avons fait disparaître, à cet endroit dans le temps que nous n’aurions jamais dû quitter. À ce point précis où l’empressement n’existe pas, où le temps même n’existe pas. Là où le calme s’impose et où les jours ne se comptent pas en heures ou en minutes, sinon en conquêtes, en lectures et en baisers, en conversations et en tasses de café ou en verres de vin laissant place à des voyages sensoriels sur la terre et parmi les gens qui la travaillent, en gouttes de bonheur tombant comme une pluie fine.
Ici, sous le coup impudique des instants, dans l’attente infinie et patiente de tout ce qu’il reste encore à venir, il suffit de laisser les choses arriver. Peut-être simplement pour voir comment parfois quelque chose vous marque et s’accroche à vous, telle la mousse sur les rochers à l’ombre des pins ; comment quelqu’un vous remarque et reste avec vous à jamais. Même si cette personne finit un jour par s’en aller, vous l’aurez eue pour toujours. C’est ça l’éternité. Cette sensation. L’éternité, petite et distraite, l’éternité subtile et timide. Éternelle.
Et pourquoi cela ne peut-il pas m’arriver un peu tout le temps ? Pourquoi aimerais-je certains jours me fondre dans le néant d’une attente impalpable, alors que je fuis le temps et cours pour le retrouver, la langue pendante et le corps trempé de sueur froide, tel un athlète raté qui ne gagnera jamais de course. Je ne sais pas et je n’ose me poser la question.
Aujourd’hui, du sel sur les doigts, du sable dans mes yeux entrouverts et la tête dénuée de lumière. Demain sera un autre jour. Certainement identique à celui-ci. Mais il viendra, s’il le veut bien, demain, ou un autre jour. Aujourd'hui, alors que tout s’est arrêté, que tout est tranquille et que tout n’est que songe, je n'ai aucune intention de changer de configuration. Je ne compte pas bouger d’un pouce, tant que le froid ne vient pas me glacer les os et me traîner devant la cheminée. Tout me va ici, comme ça. Ce vide qui me remplit, cette paix qui me revient. Alors mes doigts, mes mains ne font que saisir les heures, les moments qui s’éternisent et qui se conquièrent aimablement. Se fossilisent. Du soleil et du sel.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Bien peu de chose
Sur l’autoroute, il rentre tard. Il aime conduire de nuit. Le soleil vient de se coucher, lui offrant sous des nuages effilochés une mosaïque à la facture imprécise composée de tons bleutés et orangés des plus surprenants. Le ronronnement du moteur l’accompagne au rythme des mélodies de toujours, et des nouvelles – aujourd’hui il a eu un coup de cœur pour une chanson. Tel un paysage, la musique est le décor et les lieux sont la bande son de ses journées. Alors que le ciel s’éteint autour de lui, dans sa tête il passe en revue sa journée et commence sa liste du lendemain. Les coins qu’il a découverts et tous ceux qu’il lui reste encore à découvrir. Parcourant ce petit pays qui est le sien, son monde. Son travail est son plaisir. Chaque village, chaque rue, chaque chemin et chaque place recèle une pléiade de regards qui l’interrogent. Des sourcils qui se lèvent se demandant qui il est, ce qu’il fait. Il aime ça.
Ce matin, au café de la gare (un des meilleurs), la serveuse l’aide à faire son choix. - Qu’est-ce que je vous sers ? - Un café. - Noir ? - Oui, serré. Elle s’éloigne en fredonnant, kolé séré. Et il sourit. Magnifique. Chaque tasse, chaque table de ce bar a une histoire à raconter. Chaque client est une gorgée dans le grand bol d’intimité de ce local. Souvent, au cours de ces moments sur la route, une sensation d’infinie petitesse l’assaille. Malgré sa corpulence, sa robustesse apparente, ses plus de 120 kilos de tendresse, il se sent bien peu de chose. Il s’imagine alors le jour suivant. La serveuse de ce matin ne lui servira pas de petit kolé séré. Et cette dame qui, dans un quartier aux volets grand ouverts, chassait la poussière sur le palier de sa porte en l’épiant du coin de l’œil, ne lui dira pas bonjour tout en faisant mine de continuer la conversation. Et le vieil homme dans son potager ne le remarquera pas en train de taquiner les enfants qui cette après-midi le suivaient à la sortie de l’école. Il ne manquera peut-être à aucune de ces trois personnes, et peut-être même bien à personne d’autre. Et c’est pour cette raison qu'il se sent, et se sait, insignifiant, bien peu de chose. Aujourd’hui il est le héros de tout ce qui l’entoure et demain il ne sera déjà plus personne.
Seul le sentiment d’une satisfaction profonde le sauve et lui permet de continuer sa route. Le plaisir d’avoir été à cet endroit et d’avoir vécu, ne serait-ce que pour quelques instants… d’avoir été au bar du petit kolé séré, d’être passé dans le quartier poussiéreux « des yeux en coin », d’avoir fait la course avec des galopins à la sortie de l’école ! Tout cela, tous ces petits moments en valaient la peine. Il se dit souvent : la plus abominable des guerres ne pourra jamais me prendre ce que j’ai pu vivre, tout ce qui m’accompagne. À ma mort, je n’emporterai avec moi que ces petits moments. Un camion surgit alors en zigzagant, emportant avec lui notre héros sur le bas-côté de la route. Au même moment, à la radio, sa chanson coup de cœur du jour résonne, tel un cadeau venant à point.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Ce matin, au café de la gare (un des meilleurs), la serveuse l’aide à faire son choix. - Qu’est-ce que je vous sers ? - Un café. - Noir ? - Oui, serré. Elle s’éloigne en fredonnant, kolé séré. Et il sourit. Magnifique. Chaque tasse, chaque table de ce bar a une histoire à raconter. Chaque client est une gorgée dans le grand bol d’intimité de ce local. Souvent, au cours de ces moments sur la route, une sensation d’infinie petitesse l’assaille. Malgré sa corpulence, sa robustesse apparente, ses plus de 120 kilos de tendresse, il se sent bien peu de chose. Il s’imagine alors le jour suivant. La serveuse de ce matin ne lui servira pas de petit kolé séré. Et cette dame qui, dans un quartier aux volets grand ouverts, chassait la poussière sur le palier de sa porte en l’épiant du coin de l’œil, ne lui dira pas bonjour tout en faisant mine de continuer la conversation. Et le vieil homme dans son potager ne le remarquera pas en train de taquiner les enfants qui cette après-midi le suivaient à la sortie de l’école. Il ne manquera peut-être à aucune de ces trois personnes, et peut-être même bien à personne d’autre. Et c’est pour cette raison qu'il se sent, et se sait, insignifiant, bien peu de chose. Aujourd’hui il est le héros de tout ce qui l’entoure et demain il ne sera déjà plus personne.
Seul le sentiment d’une satisfaction profonde le sauve et lui permet de continuer sa route. Le plaisir d’avoir été à cet endroit et d’avoir vécu, ne serait-ce que pour quelques instants… d’avoir été au bar du petit kolé séré, d’être passé dans le quartier poussiéreux « des yeux en coin », d’avoir fait la course avec des galopins à la sortie de l’école ! Tout cela, tous ces petits moments en valaient la peine. Il se dit souvent : la plus abominable des guerres ne pourra jamais me prendre ce que j’ai pu vivre, tout ce qui m’accompagne. À ma mort, je n’emporterai avec moi que ces petits moments. Un camion surgit alors en zigzagant, emportant avec lui notre héros sur le bas-côté de la route. Au même moment, à la radio, sa chanson coup de cœur du jour résonne, tel un cadeau venant à point.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Ange Escargot
Voici la petite histoire d’Ange Escargot. Ange était inclassable, énigmatique, intéressant. Il était, comme on dit, différent. Peut-être simplement à cause de son nom, ou bien pour de nombreuses autres raisons… Lié à la tradition biblique qui veut que les anges n’aient pas de sexe, Ange Escargot avait décidé que lui (ou elle) ne se soucierait pas non plus d’un détail aussi banal. Tel un escargot, un peu comme ci, un peu comme ça. Pour lui, choisir entre un côté ou l'autre de la limite (qu’il considérait historique, culturelle) qui sépare les hommes des femmes, ne faisait pas une grande différence, et il s’appliquait à le démontrer.
Il portait les cheveux très courts, comme le portent de nombreuses femmes, et une ribambelle de boucles d’oreilles, disposées de manière asymétrique, comme les portent de nombreux hommes. Aujourd’hui, il portait une jupe, comme ce Prince des gallois aux oreilles proéminentes ; le lendemain, un pantalon ample, semble-t-il à la mode chez les jeunes filles du coin. Un jour il mangeait de la viande, un autre, du poisson, et ainsi de suite, sans subir aucune influence communément associée au sexe. Comme Ange le disait souvent, ma sexualité ne m’exemptera pas d'impôts ! Sur ces paroles, Ange clouait le bec à la plupart des curieux les plus casse-pieds qui l'assommaient avec leurs questions, persuadés que tôt ou tard il se rendrait. Pour les plus coriaces, mais qu’est-ce que tu es toi exactement ?, et qui poussaient l’interrogatoire toujours plus loin, il sortait de sa manche son argument préféré et le plus absurde. Je n’ai que 22 paires de chromosomes, disait-il. Or tout le monde sait que c'est impossible, de même que tout le monde sait que la paire de chromosomes 23 est celle qui détermine le sexe de toute personne. Toutefois le doute raisonnable d'une nouvelle vérité scientifique qu’Ange venait de leur révéler s’installait alors chez les ignorants les plus perspicaces.
Existerait-il des hominidés, de la tribu des sapiens que nous connaissons tous, formés de cellules dont le noyau serait composé de seulement 22 paires de chromosomes ? Serait-il alors possible que dans notre entourage, certaines personnes ne se sentent donc strictement ni homme ni femme ? Quel joug, cette dichotomie, pensait Ange. Regrettable… Être obligé d'inventer des subterfuges pour confondre l’intellect afin de faire comprendre des choses qui ne s’expliquent pas, qui se sentent simplement au plus profond de soi-même, du fond du cœur et des entrailles.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Il portait les cheveux très courts, comme le portent de nombreuses femmes, et une ribambelle de boucles d’oreilles, disposées de manière asymétrique, comme les portent de nombreux hommes. Aujourd’hui, il portait une jupe, comme ce Prince des gallois aux oreilles proéminentes ; le lendemain, un pantalon ample, semble-t-il à la mode chez les jeunes filles du coin. Un jour il mangeait de la viande, un autre, du poisson, et ainsi de suite, sans subir aucune influence communément associée au sexe. Comme Ange le disait souvent, ma sexualité ne m’exemptera pas d'impôts ! Sur ces paroles, Ange clouait le bec à la plupart des curieux les plus casse-pieds qui l'assommaient avec leurs questions, persuadés que tôt ou tard il se rendrait. Pour les plus coriaces, mais qu’est-ce que tu es toi exactement ?, et qui poussaient l’interrogatoire toujours plus loin, il sortait de sa manche son argument préféré et le plus absurde. Je n’ai que 22 paires de chromosomes, disait-il. Or tout le monde sait que c'est impossible, de même que tout le monde sait que la paire de chromosomes 23 est celle qui détermine le sexe de toute personne. Toutefois le doute raisonnable d'une nouvelle vérité scientifique qu’Ange venait de leur révéler s’installait alors chez les ignorants les plus perspicaces.
Existerait-il des hominidés, de la tribu des sapiens que nous connaissons tous, formés de cellules dont le noyau serait composé de seulement 22 paires de chromosomes ? Serait-il alors possible que dans notre entourage, certaines personnes ne se sentent donc strictement ni homme ni femme ? Quel joug, cette dichotomie, pensait Ange. Regrettable… Être obligé d'inventer des subterfuges pour confondre l’intellect afin de faire comprendre des choses qui ne s’expliquent pas, qui se sentent simplement au plus profond de soi-même, du fond du cœur et des entrailles.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Organisation
Bertrand tient un bar sur la place du Grand arbre. Bertrand est en fait le fils de monsieur Bertrand, véritable propriétaire du bar qui se consacre aujourd’hui exclusivement au comptoir, plus précisément à l’emplacement où se trouve la caisse. Une position stratégique ne laissant place à aucune autre interprétation possible : commande celui qui contrôle les finances. Bertrand fils qui arrive comme une flèche, « encaisse-moi deux pressions et un café au lait ». Monsieur Bertrand qui le regarde avec un air interrogateur. « La 16, en terrasse », précise Bertrand fils, l’authentique meneur de la maison.
Les meneurs ne savent pas toujours dire non et ont parfois du mal à déléguer le travail. C’est le cas de Bertrand. Son bar est délimité par un ensemble de lignes imaginaires qu’il est le seul à connaître. Les tables qui se trouvent à l’ombre de la tour sont sous la responsabilité de Laurent, qui pourrait être à la fois un neveu pas très futé et un apprenti non rémunéré. Le problème avec Laurent, ce n’est pas son salaire, mais sa perspicacité. Laurent sait que le soleil tourne, les tables placées à l’ombre de la tour ne se trouvent donc jamais à la même place au fil des heures. Ce détail, qui avait échappé à Bertrand, fait courir de droite à gauche autant Bertrand que son neveu. L’un faisant le travail de l’autre, et l’autre ne faisant pas ce qu’il devrait faire, pensant que c’est à l’autre de s’en charger.
Le reste de la terrasse est sous la responsabilité de Pierre, si Bertrand ne s’en charge pas avant... Pierre contrôle bien mieux la situation, mais il s’efforce de montrer qu’il ne la contrôle pas aussi bien que Bertrand, qui pourrait mal le prendre. À l’intérieur, au comptoir, alignés entre pépé Bertrand et la cuisine, Nadija et Angelika, une ingénieur russe et une infirmière slovène, spécialistes de la plonge sur la Costa Brava ; Junior et Gemma, qui se passent les assiettes en cadence, un, deux, trois, un, deux, trois ; Léo, qui s’occupe des toilettes (quand il n’est pas occupé à remplir les frigos) ; et enfin Lou, qui fait un peu ce que les autres veulent bien lui laisser faire, à condition qu’elle ne s’éloigne pas d’un mètre vers la droite et de 80 centimètres vers la gauche.
Ce défilé d’employés, qui peuvent s’estimer heureux d’avoir du travail par ces temps difficiles, est capable de rester les bras croisés alors que les autres secteurs de l’empire croulent sous le travail. Ils incarnent l’obéissance aveugle, une valeur qui se perd et à laquelle Bertrand attache peut-être plus d’importance qu’à son propre bar.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Les meneurs ne savent pas toujours dire non et ont parfois du mal à déléguer le travail. C’est le cas de Bertrand. Son bar est délimité par un ensemble de lignes imaginaires qu’il est le seul à connaître. Les tables qui se trouvent à l’ombre de la tour sont sous la responsabilité de Laurent, qui pourrait être à la fois un neveu pas très futé et un apprenti non rémunéré. Le problème avec Laurent, ce n’est pas son salaire, mais sa perspicacité. Laurent sait que le soleil tourne, les tables placées à l’ombre de la tour ne se trouvent donc jamais à la même place au fil des heures. Ce détail, qui avait échappé à Bertrand, fait courir de droite à gauche autant Bertrand que son neveu. L’un faisant le travail de l’autre, et l’autre ne faisant pas ce qu’il devrait faire, pensant que c’est à l’autre de s’en charger.
Le reste de la terrasse est sous la responsabilité de Pierre, si Bertrand ne s’en charge pas avant... Pierre contrôle bien mieux la situation, mais il s’efforce de montrer qu’il ne la contrôle pas aussi bien que Bertrand, qui pourrait mal le prendre. À l’intérieur, au comptoir, alignés entre pépé Bertrand et la cuisine, Nadija et Angelika, une ingénieur russe et une infirmière slovène, spécialistes de la plonge sur la Costa Brava ; Junior et Gemma, qui se passent les assiettes en cadence, un, deux, trois, un, deux, trois ; Léo, qui s’occupe des toilettes (quand il n’est pas occupé à remplir les frigos) ; et enfin Lou, qui fait un peu ce que les autres veulent bien lui laisser faire, à condition qu’elle ne s’éloigne pas d’un mètre vers la droite et de 80 centimètres vers la gauche.
Ce défilé d’employés, qui peuvent s’estimer heureux d’avoir du travail par ces temps difficiles, est capable de rester les bras croisés alors que les autres secteurs de l’empire croulent sous le travail. Ils incarnent l’obéissance aveugle, une valeur qui se perd et à laquelle Bertrand attache peut-être plus d’importance qu’à son propre bar.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Mercredi soir sur la Lune
C’est par un triste mercredi après-midi qu’elle se retrouva soudainement sur la Lune. Au milieu de tout ce qu'il lui restait encore à faire, la tête en vrac, elle avait perdu l’envie d’aimer. Épuisée, elle voulait fuir toute préoccupation. Fuir. Fuir le monde entier, et se fuir aussi un peu elle-même. En silence, au fond d’elle, à la recherche d’un refuge sûr, ce refuge que chacun sait trouver, sachant où chercher. Les yeux rivés vers le ciel, elle attendait quelque chose sans savoir vraiment quoi. Elle attendait… Une attente pesante. Peut-être cherchait-elle simplement à faire taire tous ces bruits qui grouillaient autour d’elle, afin d’oublier peut-être cet amour fou et impossible, et peut-être aussi parce que grâce à la force et au désir, et en s’efforçant, on peut arriver loin. Très loin. Et c’est alors, à ce moment précis qu’elle se retrouva debout sur Séléné.
Ce voyage, elle l’avait imaginé tant de fois, elle avait tant rêvé de s’envoler pour atteindre le satellite généreux que le soleil illumine à son coucher, qu’elle ne fut ni surprise, ni gênée par la tranquillité et l’apesanteur qui y régnaient. Sans air et sans besoin de respirer, la poitrine aussi vide que l’atmosphère de l’astre, elle se sentait elle-même au milieu du néant. Elle se sentait, tout simplement. Juste ce qu’il lui fallait. Traînant les pieds, poussiéreux et nus sur la roche rouge et inerte de la Mer de la Tranquillité, elle savait que son empreinte resterait à jamais gravée. Déterminée, elle se délestait à chacun de ses pas de ces poids futiles que l’on conserve par habitude, se libérant peu à peu de ces chaînes qui l’empêchaient de regarder vers le ciel, sereine et enfin prête à vivre. Elle se laissait aller, sauvant de l’obscurité la plus profonde une petite étincelle de joie, un espoir timide (comme son allure), dans une inquiétude innocente, bienveillante et sans défense : la joie de se retrouver, de se perdre, seule, pour se retrouver plus loin, sans entrave, dans une intention thermodynamique. Je ne disparais pas, je me transforme !
Se souvenant alors, comme si c’était hier, d’autres temps à la fois lointains et récents ; plongée dans des souvenirs éloignés appartenant à cette Terre sur fond de nuit noire galactique.
Le monde semble tellement calme vu de si haut.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)
Ce voyage, elle l’avait imaginé tant de fois, elle avait tant rêvé de s’envoler pour atteindre le satellite généreux que le soleil illumine à son coucher, qu’elle ne fut ni surprise, ni gênée par la tranquillité et l’apesanteur qui y régnaient. Sans air et sans besoin de respirer, la poitrine aussi vide que l’atmosphère de l’astre, elle se sentait elle-même au milieu du néant. Elle se sentait, tout simplement. Juste ce qu’il lui fallait. Traînant les pieds, poussiéreux et nus sur la roche rouge et inerte de la Mer de la Tranquillité, elle savait que son empreinte resterait à jamais gravée. Déterminée, elle se délestait à chacun de ses pas de ces poids futiles que l’on conserve par habitude, se libérant peu à peu de ces chaînes qui l’empêchaient de regarder vers le ciel, sereine et enfin prête à vivre. Elle se laissait aller, sauvant de l’obscurité la plus profonde une petite étincelle de joie, un espoir timide (comme son allure), dans une inquiétude innocente, bienveillante et sans défense : la joie de se retrouver, de se perdre, seule, pour se retrouver plus loin, sans entrave, dans une intention thermodynamique. Je ne disparais pas, je me transforme !
Se souvenant alors, comme si c’était hier, d’autres temps à la fois lointains et récents ; plongée dans des souvenirs éloignés appartenant à cette Terre sur fond de nuit noire galactique.
Le monde semble tellement calme vu de si haut.
Andreu Giralt
(Traduction : Isabelle Fratani)